Je ferme les yeux.
Je suis aussitôt transporté à bord d’une embarcation surpeuplée de mes semblables.
Je suis comme on dit un individu de couleur, la santé n’a peut-être pas de prix, mais je suis à vendre et le moins que l’on puisse dire c’est que je ne suis pas hors de prix.
En compagnie de mes compagnons de galère, nous ramons sous la menace des fouets qui nous guettent du coin des yeux. Nous ramons avec comme absurde destination notre enfer,
Les marchés de cette Afrique du Nord qui saura nous trouver un endroit où crécher et un boulot.
C’est une véritable aubaine en ces temps de crise.
Ils nous aiment tellement qu’on aura en guise de bonus, un maître qui nous commandera.
Nos lourdes chaînes nous rendent la besogne quasi-impossible.
En effectuant les taches qui nous sont imparties, nos attaches se frottent et de ce frottement nait un son assourdi par la multitude de parasites qui sévissent à bord de notre bateau usé.
C’est cette sonorité qui fera un jour éclore la musique gnawa, maitrisée par les Nass el Ghiwane et les Jil Jilala… et qui a inspiré beaucoup d’artistes de par le monde comme Jimmy Hendrix tant elle véhicule de souffrances et de peines.
A peine arrivés sur le port de Tunis, ils nous emmèneront illico au marché des esclaves qui sera plus connu après sous le nom de Moncef Bey et sera réservé au commerce de l’électronique.
Mon esprit fredonne, la Redemption song de Bob Marley…
« Old pirates yes they rob I
Sold I to the merchant ships…
Minutes after they took I
From the bottom less pit… »
Mon esprit s’arrête ensuite pour un moment, le temps de contempler la profondeur du couplet qui dit :
« But my hand was made strong,
By the hand of the Almighty »
Bob a tout dit.
Je chante et je pleure.
Damné sois-tu Bob, tes mots font ressurgir toutes mes peines.
« Cause all I ever had…
Redemption song !!! »
Ni argent, ni vêtements, ni livres, ni instruction, ni droits… Que de haine, que d’oppression.
Je pleure et oxyde avec mes larmes mes chaines toujours aussi accablantes avec en plus l’insupportable odeur de la rouille.
Le fouet me parle. Il aligne mes maux, sans syllabes ni sujet ni verbe ni même un complément.
Que de coups, que de violences supervisées par les régiments.
« But my hand was made strong,
By the hand of the Almighty »
Mon dieu prend mon âme, je te la rends égarée, troublée, outrée.
Elle refuse de vivre assujettie.
« Redemption song !!! »
Elle chante, mon âme, ô dieu le tout puissant le « Almighty ».
Ils ont assassinés tes prophètes, et brandit tes livres sains.
« Almighty » libères moi de leur inconscience et de leur haine.
…………………………………………………..
Ohhhhhhhhhh
Où suis-je à présent ?!
Est-ce les nuages que je vois là ?
Est-ce le paradis ?
Ce bien-être, cette sécurité ambiante.
Je vole.
Dieu, the « almighty », tu m’as sauvé des griffes du mal !
C’est au summum de la souffrance que le bonheur absolu fait souvent surface.
Je garderai toute ma vie les stigmates de ces pirates qui ont massacré ma famille et m’ont enlevés pour me vendre en tant qu’esclave.
Je ne suis pas un esclave.
Personne n’est esclave.
Je suis né pour être libre. Je suis mort pour rester libre.
Même si au vingt-et-unième siècle il demeure toujours des esclaves sur terre.
Des esclaves de leurs pulsions, de leurs aprioris, de leur bêtise, de leur ignorance.
Heureusement que dieu existe, et que tant que la mort ne nous touche pas, il reste encore une chance pour une éventuelle rédemption…
Chantons tous en chœur : « Redemption soooooooooong »
Et tant que « But my hand was made strong, by the hand of the Almighty », la vie ne pourra que valoir le coup d’être vécue.
…..
J’ouvre difficilement les yeux.
Une douleur à l’orbiculaire de l’œil tente farouchement de m’en empêcher.
Il est 7 heures du matin, après seulement deux heures de sommeil, il est déjà temps de rejoindre la vie active.
Je pars, tourmenté, à la suite d’un rêve qu’on aurait juré tangible fredonnant à longueur de journée triomphalement « But my hand was made strong, by the hand of the Almighty ».