Le monde se souviendra qu'un vendredi 17 décembre, il faisait beau dans une contrée perdue du centre de la Tunisie elle même perdue entre deux géants pétroliers baignant dans un bassin méditerranéen juste assez épais pour séparer le rêve occidental du calvaire africain.
Sur les manuels d'histoire pour lycéens djiboutiens le nom de Bouazizi côtoiera sans aucun complexe celui de Che Guevara.
Mohammed Bouazizi jeune vendeur de clémentine à la sauvette, bachelier qui lutte corps et âme pour sa survie et celle de ses prôches.
Tout le monde se rappellera de l'effet papillon qui a fait qu'une gifle sur la joue de Mohammed Bouazizi ait pu provoquer une tornade qui fera trembler tous les trônes vieillissants de la planète.
Mohammed Bouazizi, jeune vendeur de clémentine à la sauvette attaqué sauvagement par la police municipale en la personne de cette jeune femme qui l'a giflé et lui a craché dessus en lui confisquant sa marchandise, sa charrette et sa balance puisque ce commerce est illégal.
Mohammed Bouazizi, jeune vendeur de clémentine à la sauvette est face au siège du gouvernorat de Sidi Bouzid pour réclamer son dû. Le gouverneur n'a pas daigné écouter ses doléances.
Il réitère sa demande mais il se confronte à la rigidité de la bureaucratie.
Mohammed Bouazizi, jeune vendeur de clémentine à la sauvette s'en fout de la bureaucratie, il l'a hait de toutes ses forces même s'il n'a pas lu Kafka.
Mohammed Bouazizi, jeune vendeur de clémentine à la sauvette dont la dignité a été violée en public, regarde cet édifice érigé en face de lui. Il sort une boite d'allumettes de sa poche trouée. Il sait qu'il a rendez-vous avec l'histoire.
Cependant, Mohammed Bouazizi, jeune vendeur de clémentine à la sauvette dont la photo fera le tour du monde, hésite encore.
S'immoler est un acte doué d'une inégalable symbolique mais s'immoler est doué d'une activité douloureuse des plus atroces.
Mohammed Bouazizi, jeune vendeur de clémentine à la sauvette a tout perdu même s'il pense que du haut de ses vingt six misérables années, un avenir plus misérable l'attend fait de crise économique, d'habits fripés, de manque affreux de moyens mais aussi de gifles, de crachats et de dignité piétinée par des moins que rien.
Mohammed Bouazizi, jeune vendeur de clémentine à la sauvette regarde Dieu en face et lui demande pardon. Il a décidé de se sacrifier pour son honneur, celui de sa famille, de son quartier, de sa ville, de son gouvernorat, de sa région, de son pays et surtout de celui de l'humanité entière.
Il prend une allumette la frotte contre une surface rugueuse d'où nait une flamme qu'il rapproche de ses habits 100% polyester, 100% inflammables.
Un corps prend feu, Sidi Bouzid s'embrase.
Le corps hurle, Mohammed Bouazizi agonise, accouchement laborieux d'un nouveau peuple, d'une nouvelle histoire, d'une dignité retrouvée et d'une volonté contagieuse de se soulever contre la dictature.
La rue est prise de compassion et de solidarité pour cet être sacré qui est venu les délivrer de la peur de leur oppresseur et de la crainte de leurs bourreaux.
S'en est suivie une glorieuse histoire au bout de laquelle les méchants fuient en Arabie Saoudite tour à tour alors que les méchants en sursis sur leurs trônes prennent des mesures sans précédent de libéralisation en écrivant leurs directives d'un stylo tenu entre deux doigts tremblotants.
Un mouvement planétaire d'émancipation des peuples a vu le jour, et au fil des semaines, l'humanité réécrit son histoire en déchirant les dictatures et en raturant les noms des corrompus.
Hommage à l'homme qui a changé le monde armé d'une seule boite d'allumettes et de sa foi en l'humanité.
Hommage à la charrette, hommage à la balance, hommage à la clémentine, homme au 17 décembre, un jour béni des dieux.
Hommage à la police municipale, hommage aux crachats, hommage aux gifles, hommage aux balles réelles, hommage aux BOP, hommage aux tortionnaires, hommage aux sous-sols du ministère de l'intérieur.
Hommage à ces flammes qui ont embrasé un corps innocent, incendié notre patience, réduit notre peur en cendres, émoustillé notre rage et éclairé notre voie.
Hommage à Mohammed Bouazizi, Tarek de son vrai prénom, jeune vendeur de clémentine à la sauvette, premier martyr de la révolution des hommes libres et initiateur de la prophétie de la dignité qui emportera le machiavélique Ben Ali et le tentaculaire RCD avant de faire exploser toutes les autres dictatures du monde, telle une bombe à fragmentation.
Repose en paix Mohammed Bouazizi, vendeur de clémentine à la sauvette, mon héros et celui de toute une nation.