Les fidèles du Boukornine

dimanche 18 décembre 2011

L'épopée du 17 décembre 2010



Je ne saurais laisser passer la première commémoration de cette date historique sans rédiger un hommage à ces moments inoubliables vécus comme un rêve, inattendus et féeriques.

Loin des projets de loi, de l'organisation des pouvoirs publics, des assemblées plus ou moins constituantes, des élus, de la légitimité des urnes, des rancœurs partisanes et des haines idéologiques, je ne puis que sourire en ruminant, tout seul dans mon coin, ces images de cette foule déchaînée, s'exerçant à ce sport national baptisé le lancer de pavés en direction de fonctionnaires de l'état qui suaient sang et eau pour faire leur boulot dans les règles de l'art, tout de noir vêtus et qui nous relançaient, comme pour nous remercier, des bombes lacrymogènes.

Pour dire vrai, nous n'avions pas besoin de gaz lacrymogène pour avoir les larmes aux yeux. Dans les rues de Tunis, je me souviens très bien de tous ces yeux qui pétillaient.  Ils pétillaient de passion, de dignité, de liberté retrouvée, du bonheur de vivre des moments historiques.
Pourtant, les visages ne se ressemblaient pas, loin de là ! Ils avaient certes ces vagues traits tunisiens qu'on reconnaîtrait facilement parmi des milliers d'autres faciès.
Mais certains étaient balafrés, d'autres couverts de taches de rousseur, il y avait aussi des candides, des utopistes, des geeks sortis de sous leur couette à l'insu de papa et maman et même des demoiselles qui avaient la démarche de lionnes qui se battaient telles des amazones ! Elles étaient, cela dit, quelque peu "safirat" comme dirait notre président intérimaire, même si alors, personne ne l'avait remarqué.

On était tous des citoyens tunisiens en colère. Cette définition nous suffisait. On passait outre la fracture sociale, l'inégalité des sexes, les masses musculaires différentes, le courage inégal, la diversité des morphotypes.
On était tous des héros. On misait gros ! On jouait notre intégrité physique. Malheur à celui qui se faisait attraper par ses policiers armés jusqu'aux dents ! Fractures du mandibule, fracas du carpe et luxations de l'épaule étaient aux aguets, à l’affût de la moindre faiblesse...
Et pourtant personne n'avait peur ou alors de cette peur festive, de cette peur par laquelle on fête le triomphe sur la peur ! La peur de ne plus avoir peur de rien ! La peur de l'inconnu, de pousser ses limites à l'infini !

On était des frères d'armes ! Des "moulathamine" (cagoulés) selon les dires de Ben Ali, même si on avait les visages découverts ! Des guérilleros endoctrinés à ces percepts universels de liberté, de dignité et de révolution ! 

Si vous n'avez pas vécu ces moments historiques in vivo, je ne crois pas que je puisse faire quelque chose pour vous. Vous ne pourrez jamais comprendre pourquoi la peur a été bannie de notre lexique ni l'ampleur des liens qui nous attachent à cette révolution populaire.

On était certes effrayés, la langue sèche, le coeur prés à quitter sa cage thoracique, le transit intestinal accéléré, ayant même le vertige.

Mais comment vous expliquer la toute-puissance qu'éprouve un jeune révolutionnaire en brandissant un bras d'honneur à destination de ses bourreaux, en pleines rues de Tunis, tout près de ce ministère de la torture et de la violation des droits de l'homme ?

Comment vous reproduire la sensation des larmes de bonheur qui sèchent par la force des choses au contact de l'air frais d'un début janvier à mesure que l'on courait pour fuir la sauvagerie de nos détracteurs ?

Comment ne pas tomber amoureux d'un pays qui t'a offert autant d'émotions, qui t'a fait autant déprimer auparavant avant de te rendre l'homme le plus heureux et le plus libre sur terre ?

Je n'oublierai jamais un certain 14 janvier, où après d'innombrables jours de manifs la journée, de blogging et d'insomnie la nuit et de gardes à l'hosto trop souvent, je me retrouvais face au ministère de l'intérieur.
En y allant, j'ai croisé le dispositif impressionnant de policiers qui tenaient des matraques de presque un mètre de long ! L'index levé, la voix enrouée, traînant un mal de gorge atroce, je me suis approché d'eux, les fixant du regard et je leur chantait à demi-voix malgré moi: "Houmet el hima ya houmet el hima, halommou li majd ezzaman, la9ad sarakhat fi 3ourou9ina eddimé2 namoutou namoutou wa ya7ia el watane"

Leurs mains tremblaient, leurs yeux clignaient, ils baissaient leurs regards tour à tour. Je comprenais au fur et à mesure que la peur avait définitivement changé de camp et que les gens ne feront jamais plus marche arrière.
C'était la gloire avant le triomphe. C'était l'émotion avant la délivrance. C'était un moment historique... Je tremble juste en l'évoquant.

J'avoue au départ, je n'y ai pas cru. Je sortais dans la rue dans l'unique but de participer à mon échelle au combat désespéré de mes compatriotes contre la dictature.
Je n'ai jamais cru, jusqu'au dernier moment, que Ben Ali pouvait s'en aller sans nous avoir tous décimé. Je me disais qu'il fallait quand-même envahir les rues quitte à mourir jeune, libre, inconscient et idiot. C'était toujours mieux que de survivre en étant vieux, moche, castré et assujetti.

A ta santé Bouazizi ! A ta santé Sidi Bouzid ! A ta santé Rdayef ! A ta santé Kasserine ! A ta santé Thela ! A votre ta santé toute parcelle de cette terre bénite qui a absorbé le sang de ses enfants défense pour chasser le despote sanguinaire ! A ta santé, ô valeureux Tunisien qui a un jour bouleversé le monde par la poésie de ton combat et ton inébranlable détermination de dégager la dictature devenue soudain insupportable !

Que tous les apprentis dictateurs qui auraient la mauvaise idée de réasservir ce peuple libre et de réitérer le coup d'état de Ben Ali, sachent qu'un détail ô combien important a changé la donne, depuis. Il s'agit bien entendu du facteur Peuple qui est intervenu cette fois-ci.
Si les postes, les escortes et le pouvoir vous reviennent, ne perdez jamais de vue que la rue nous appartient et je reprendrai pour finir la citation de AbulKacem Chebbi qui a été intégrée à l'hymne national tunisien: 

Lorsqu’un jour le peuple veut vivre,
Force est pour le destin de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper,
Force est pour les chaînes de se briser 




7 commentaires:

Anonyme a dit…

Les larmes aux yeux. Je vous remercie. Il faut écrire plus souvent, ce n'est pas une faveur. C'est une obligation !

Elle-Même a dit…

Les larmes aux yeux :') Merci de nous rappeler qu'on fut soudé autrefois !!

Anonyme a dit…

Que d'émotions!
Bravo pour ce texte...et merci encore.
L.M

Anonyme a dit…

Très beau texte et très émouvant. Puissent ta soif de liberté et ton humanisme t'accompagner toute ta vie !La Tunisie a certes besoin de médecins compétents mais il est primordial qu'ils soient aussi sensibles, courageux, intègres et humains.Je pense sincèrement que tu portes en toi toutes ces qualités.
Encore une fois, bravo pour ton style et ta lucidité qui ne laissent personne indifférent !
FemmeRebelle

Anonyme a dit…

à qui parle tu boukornine,ce qui ont vendu la tunisie sont plus nombreux que ce qui veulent la préserver au nom de si ou de ça.....

freetobreathe a dit…

Super touchant !

Anonyme a dit…

Au secours une autre dynastie mafieuse s'installe!
La ressemblance est frappante avec la famille Adams de jadis!!!

Le gendre avec un nom qui lui va comme un gant, un frérot à la tête d'une enseigne américaine mais Hallal avec des fonds inconnus.
C'est beau l'exil, on fait fortune et on revient avec l'arrogance des leaders et l'aura d'un héros national reçu comme un libérateur du pays. De cette révolution , seuls les anciens éxilés du monde dit libre sont sortis "gagnants".
Faut-il être ou ne pas être exilé au temps du dictateur et des dictatures pour sortir vainqueur des urnes , suite à des élections dites "démocratiques"???
It's the question!
Est-ce qu'une nouvelle dictature est en train de s'installer?
L'opposition est-elle solide et organisée pour la dénoncer?
J'ai confiance au peuple Tunisien pour annoncer , un jour, que:
" Game is over"...
L.M